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La théorie de l'évolution de Darwin occupe une situation singulière dans la culture contemporaine. Non sans mal et plusieurs fois remaniée, elle a triomphé parmi les biologistes et offre aujourd'hui un puissant schème explicatif par des recherches allant de l'hérédité, développement du système nerveux, passant par les origines de l'homme, l'environnement, jusqu'au comportement animal. Mais cette théorie suscite encore des oppositions passionnées hors du champ des sciences biologiques.
Dominique Lecourt

La Théorie Darwinienne de l'Évolution

Exposé général succinct de la théorie d'après "L'Origine des espèces"

On connaît l'importance du voyage de Charles Darwin autour du monde, sur le Beagle, pour la genèse de sa théorie.
L'exploration des îles Galapagos, groupe d'îles situées dans le Pacifique à 1000 Km à l'ouest de l'Etat d'Equateur, a fortement marqué Darwin. Rassemblant les espèces de "pinsons" récoltées sur ces îles il constata que les formes passaient insensiblement du bec le plus épais et le plus court au bec le plus étroit et le plus long. Il écrit: "on est vraiment tenté de penser qu'une espèce originelle a subi diverses modifications…."
Exploitant, entres autres, les données de son voyage (1831-1836) il aboutit après de très longues années de réflexion à sa construction théorique dont nous allons voir les axes essentiels.

A l'influence lamarckienne du milieu, il ajoute des variations d'origine purement interne. Une des observations princeps de Darwin est aussi le constat de la grande variabilité des plantes cultivées et des animaux domestiques. "Quand on compare, écrit-il, les individus appartenant à une même variété ou à une même sous-variété de nos plantes cultivées depuis longtemps et de nos animaux domestiques les plus anciens, on remarque tout d'abord qu'ils diffèrent ordinairement plus les uns des autres que les individus appartenant à une espèce ou à une variété quelconque à l'état de nature." Et cela tient à la sélection artificielle pratiquée par les horticulteurs et les éleveurs. Darwin dispose donc de deux concepts explicatifs la variabilité et la sélection, disons plutôt la sélectionnabilité.

Le démographe Malthus va permettre à Darwin de passer de la sélection artificielle à la sélection naturelle.
Préoccupé par le nombre important de pauvres, Malthus explique le fait en considérant que la population croît plus vite que la production alimentaire d'où les famines et maladies qui limitent la prolifération.
De même, le pouvoir reproducteur des êtres vivants est tel qu'il devrait vite y avoir surpopulation, or il n'en est rien dans les conditions naturelles, c'est donc qu'intervient une sélection naturelle due au fait que les êtres se trouvent en concurrence surtout vis à vis des ressources alimentaires. Il y a donc des facteurs limitants qui vont être éliminatoires pour certains individus, épargnant les autres. Et Darwin en arrive ainsi à ses concepts de lutte pour la vie (struggle for life) et de sélection naturelle ou de persistance du plus apte. Darwin écrit précisément: "J'ai donné le nom de sélection naturelle ou de persistance du plus apte à la conservation des différences et des variations individuelles favorables et à l'élimination des variations nuisibles."

Pour résumer brièvement, si pour Lamarck les espèces ont une tendance à la stabilité , le milieu les faisant varier, dans la pensée darwinienne, les êtres vivants ont tendance à varier naturellement et c'est le milieu qui trie; il en résulte, à la longue, une transformation des espèces.

Les concepts darwiniens se sont révélés d'une extraordinaire fécondité. Ils demeurent aujourd'hui opératoires tout en ayant été précisés en fonction des connaissances nouvellement acquises dans le domaine des sciences de la vie.
Darwin excluait toute intentionnalité ou finalité dans cette notion de sélection. Il l'a bien précisé à ses critiques: "On a dit que je parle de sélection naturelle comme d'une puissance active ou divine, mais qui donc critique un auteur lorsqu'il parle de l'attraction terrestre pour expliquer la pesanteur ou de la gravitation comme régissant le mouvement des planètes?" Il faut souligner là une fondamentale différence avec la théorie lamarckienne. Lamarck prend beaucoup de précaution vis à vis de la religion. Tout d'abord l'action des circonstances est subordonnée à "un plan général de la nature" et Lamarck reste d'une grande déférence pour "l'Auteur suprême de tout ce qui existe". Il se fait tout petit devant cette puissance infinie qui "n'a pu vouloir que ce que la nature même nous montre qu'elle a voulu".
Sans se référer à la Genèse et au dogme, il considère que Dieu sera tout aussi crédible dans le cadre de sa conception. Il écrit en effet: "Respectant donc les décrets de cette sagesse infinie, je me renferme dans les bornes d'un simple observateur de la nature. Alors si je parviens à démêler quelque chose dans la marche qu'elle a suivie pour opérer ses productions, je dirai, sans crainte de me tromper, qu'il a plu à son Auteur qu'elle ait cette faculté et cette puissance".
On peut voir ici la lointaine anticipation aussi bien de la position actuelle de l'Eglise catholique que du fameux "Dessein intelligent"!… Avec Lamarck nous sommes donc loin de la position de Darwin qui, comme nous le verrons, relève d'un matérialisme intégral.

Dans son ouvrage princeps de 1859, Darwin ne fait guère allusion à l'homme, par prudence peut-être mais surtout parce qu'il a en projet un volumineux ouvrage centré sur l'homme. Il prédit simplement ceci: "la psychologie sera établie sur une nouvelle base, celle de l'acquisition nécessaire et graduelle de chaque faculté mentale. La lumière sera faite sur l'origine de l'homme et de son histoire."
Malgré les précautions de Darwin, les passions se déchaînèrent et on ne peut manquer de mentionner la célèbre controverse d'Oxford qui eut lieu en 1860 entre l'évêque Samuel Wilberforce et Thomas Henry Huxley, un partisan de Darwin. Au cours de la discussion l'évêque lui demanda s'il préférait être apparenté à un singe par sa Grand mère ou son Grand père. Huxley, stigmatisant l'incompétence scientifique de son interlocuteur, termine en disant qu'il préfère être le petit fils d'un singe plutôt que d'un homme aussi incompétent!…

Ce n'est qu'en 1871 que Darwin détaille la question de l'homme.

 

Darwin et la question de l'homme

Dans son "Autobiographie" (1876) Darwin donne quelques indications sur son ouvrage "La descendance de l'Homme" ou "La filiation de l'Homme", suivant les traductions: "Mon Ascendance de l'Homme a été publiée en février 1871. Sitôt que je fus convaincu, en 1837 ou 1838, que les espèces étaient des productions mutables, je ne pus m'empêcher de croire que l'homme était nécessairement soumis à la même loi. Pour cette raison, j'accumulai des notes sur le sujet pour ma satisfaction propre, sans, pendant longtemps, avoir l'intention de publier. Quoique l'Origine des Espèces n'aborde jamais l'apparition d'une espèce particulière, je jugeai préférable, afin qu'aucun homme honorable ne puisse m'accuser de dissimuler mes vues, d'ajouter que, par l'ouvrage en question, "serait éclairée l'origine de l'Homme et son histoire". C'eût été inutile, voire préjudiciable au succès du livre, de proclamer, sans l'argumenter, ma conviction relative à cette origine.
Mais quand je constatai que de nombreux naturalistes acceptaient pleinement la doctrine de l'évolution des espèces, il me parut opportun de travailler sur les notes déjà en ma possession, et de publier un traité spécialement sur l'origine de l'Homme. Je fus d'autant plus content de le faire que cela me donna l'occasion d'aborder la sélection sexuelle de manière approfondie - sujet qui m'avait toujours beaucoup intéressé."
(1)

Il s'était donc écoulé plus de 11 ans avant que Darwin donne ses arguments justifiant que l'homme "était nécessairement soumis à la même loi" que les autres vivants.
Après s'être expliqué pendant des centaines de pages, le résumé général et la conclusion de "La filiation de l'homme" sont sans ambiguïté, Darwin étend le transformisme à l'espèce humaine:

1- "l'homme descend de quelque forme moins hautement organisée." (p 727) (Il parle d'un ancêtre à caractères simiesques de l'Ancien monde.)
2- "Le grand principe de l'évolution se dresse dans sa clarté et sa solidité." (p 728)
3- "On ne peut plus croire que l'homme soit l'œuvre d'un acte séparé de création" (p 728)
4- "L'homme est avec d'autres mammifères le co-descendant d'un ancêtre commun." (p 728)
5- "Toutes les races (humaines) concordent sur tant de détails structurels sans importances et sur tant de particularités mentales, qu'on ne peut les expliquer que par héritage d'un ancêtre commun." (p 729)
5- "Les capacités mentales des animaux supérieurs" "sont les mêmes en nature que celles de l'homme, quoique si différentes en degré." (p 730)
6- La base des qualités morales "se trouve dans les instincts sociaux, ce terme incluant les liens de la famille." (p 731) (La civilisation est pour Darwin le fruit d'une sélection de ces instincts sociaux. La forme embryonnaire de l'altruisme et de la morale, résidant dans les soins apportés à la descendance, apanage dominant des femelles.)
7- "L'idée d'un Créateur universel et bienfaisant ne semble pas apparaître dans l'esprit de l'homme avant qu'il n'ait subi l'élévation à une culture prolongée." (p 734)
8- "Je suis conscient du fait que les conclusions auxquelles je suis parvenu dans cet ouvrage seront dénoncées par certains comme hautement irréligieuses…" (734)
9- "le fait qu'il (l'homme) se soit ainsi élevé (jusqu'au sommet de l'échelle organique), au lieu d'avoir été placé là à l'origine, peut lui donner l'espoir d'une destinée encore plus haute dans un avenir éloigné." Mais "avec toutes ses capacités sublimes, l'homme porte toujours dans sa construction corporelle l'empreinte indélébile de sa basse origine." (p 741) (2)

Ce sommet de l'échelle organique et ce "haut niveau de nos capacités intellectuelles et de notre disposition morale" (p730) relèvent-ils des mécanisme absolument semblables à ceux qui ont permis le progrès animal, en ce qui concerne en particulier la Sélection Naturelle? En d'autres termes suffit-il simplement d'extrapoler les concepts darwiniens de "L'origine des espèces" pour rendre compte de la civilisation? Il se trouve que le résumé de Darwin témoigne à ce sujet d'une conception qui a été occultée jusqu'à une période récente. Ce sont les travaux de l'épistémologue P. Tort qui ont rétabli, par une analyse serrée des textes, l'authentique discours darwinien sur le passage du biologique au culturel. Nous nous appuierons donc sur les analyses de P. Tort qui constate que le silence de Darwin sur l'homme, de plus de onze ans ("La filiation" paraît seulement en février 1871), a rendu possible une interprétation gravement déviante de la théorie darwinienne, déviance connue aujourd'hui sous l'appellation de "darwinisme social", avec ses dérives eugéniques et maintenant, socio-biologiques, car nous dit P TORT, "la sociobiologie est un darwinisme social auquel on a passé un vêtement supplémentaire, indisponible du temps de Darwin: celui de la génétique." (3)

Le père du Darwinisme social est en fait le philosophe anglais Herbert Spencer créateur de l'évolutionnisme philosophique. Il assimile la société à un super-organisme et se précipite sur la Sélection Naturelle pour légitimer la compétition des individus aboutissant à l'élimination des moins aptes. Il est par principe contre toute assistance de l'Etat envers les plus pauvres; c'est un éclatant représentant des ultra-libéraux de la société victorienne, champion du laisser aller et laisser faire économique et faisant dériver l'altruisme de déterminations égoïstes; il est, pourrait-on dire, sociobiologiste avant l'heure!

De son coté, Galton, (1822-1911), cousin de Darwin, anthropologiste et statisticien passionné d'hérédité, considère que la civilisation humaine contrecarre la Sélection Naturelle en permettant à des individus déficients, inadaptés, de se reproduire, et que de ce fait l'espèce risque de dégénérer; il préconise donc une sélection artificielle pour empêcher la reproduction des déficients; c'est ce qu'on appelle l'eugénisme (négatif)…

Ernst Haeckel (1834-1919) fut lui, l'inspirateur du darwinisme social allemand et la France en eut un digne représentant en la personne d'Alexis Carrel! L'idée eugénique fit son chemin, de la vague stérilisatrice nord américaine du début du 20ème siècle, aux pratiques du national socialisme.
Darwin avait trouvé dans Spencer un simple allié tactique et il avait, sans plus, accepté sa suggestion de "la survie des plus aptes" mais, avoue-t-il dans son Autobiographie, "les écrits de Spencer ne m'ont servi à rien dans mon propre travail." (p90)
Et il continue: "Ses généralisations fondamentales (dont certains ont comparé l'importance à celle des lois de Newton !) - sont peut-être, oserai-je le dire, très valables d'un point de vue philosophique, mais d'une essence telle qu'elles me paraissent n'avoir aucun usage strictement scientifique. Relevant par essence des définitions davantage que des lois de la nature, elles ne permettent pas de prédire ce qui se produira dans un cas particulier. De toutes façons elles n'ont été pour moi d'aucune utilité." (4)

L'idéologie spencérienne et galtonienne n'est en rien issue de la pensée darwinienne clairement exprimée dans la "Filiation de l'Homme", c'est ce que s'est efforcé de montrer P TORT, s'appuyant sur des textes que les premiers commentateurs ne pouvaient connaître (puisque non encore publiés!), ces derniers ont ainsi contribué à propager des contre vérités.
Ainsi dans le chapitre V de "la Filiation de l'homme", Darwin consacre un long paragraphe à "La Sélection Naturelle du point de vue de son action sur les nations civilisées."
Extrayons-en ce passage des plus significatifs: "Nous autres hommes civilisés, au contraire, faisons tout notre possible pour mettre un frein au processus de l'élimination ; nous construisons des asiles pour les idiots, les estro-piés et les malades ; nous instituons des lois sur les pauvres ; et nos médecins déploient toute leur habileté pour conserver la vie de chacun jusqu'au dernier moment. Il y a tout lieu de croire que la vaccination a préservé des milliers d'individus qui, à cause d'une faible constitution, auraient autrefois succombé à la variole. Ainsi, les membres faibles des sociétés civilisées propagent leur nature.[…]
L'aide que nous nous sentons poussés à apporter à ceux qui sont privés de secours est pour l'essentiel une conséquence inhérente de l'instinct de sympathie, qui fût acquis originellement comme une partie des instincts sociaux, mais a été ensuite, de la manière dont nous l'avons antérieurement indiqué, rendu plus délicat et étendu plus largement. Nous ne saurions réfréner notre sympathie, même sous la pression d'une raison implacable, sans détérioration dans la plus noble partie de notre nature […] mais si nous devions intentionnellement négliger ceux qui sont faibles et sans secours, ce ne pourrait être qu'en vue d'un bénéfice imprévisible, lié à un mal présent qui nous submerge. Nous devons par conséquent supporter les effets indubitablement mauvais de la survie des faibles et de la propagation de leur nature…"
(Darwin n'est donc pas eugéniste!) (5)

La civilisation met un frein à l'action de la Sélection Naturelle: "Chez les nations civilisées, pour ce qui est d'un niveau annoncé de moralité, et d'un nombre accru d'hommes passablement bons, la Sélection Naturelle n'a apparemment que peu d'influence - bien que les instincts sociaux fondamentaux aient été originellement acquis par cette voie." (65)

Ce passage de la conclusion finale du livre revêt une grande force, justement parce qu'il clôt l'ouvrage:
"Le progrès du bien être de l'humanité est un problème des plus compliqués ; tous ceux qui ne peuvent éviter à leurs enfants une horrible pauvreté devraient s'abstenir du mariage ; car la pauvreté n'est pas seulement un grand malheur, mais elle tend à s'accroître elle-même en conduisant à l'irresponsabilité dans le mariage. D'autre part, comme M. Galton l'a remarqué, si les prudents évitent le mariage alors que les irresponsables se marient, les membres inférieurs de la société tendent à supplanter les membres meilleurs. L'homme, comme tout autre animal, a sans nul doute progressé jusqu'à sa haute condition actuelle grâce à une lutte pour l'existence qui est la conséquence de sa multiplication rapide; et s'il doit s'élever encore plus, il est à craindre qu'il ne doive rester soumis à une lutte sévère. Autrement il sombrerait dans l'indolence, et les hommes les mieux doués ne réussiraient pas mieux dans le combat de la vie que ceux qui le sont moins. Par conséquent, notre taux naturel de croissance, même s'il conduit à de nombreux et évidents malheurs, ne doit d'aucune manière être grandement diminué." (Darwin n'est donc pas malthusien!)
"Il devrait y avoir compétition ouverte pour tous les hommes ; et l'on ne devrait pas empêcher, par des lois ou des coutumes, les plus capables de réussir le mieux et d'élever le plus grand nombre de descendants. Si importante qu'ait été, et soit encore, la lutte pour l'existence, cependant, en ce qui concerne la partie la plus élevée de la nature de l'homme, il y a d'autres facteurs plus importants. Car les qualités morales progressent, directement ou indirectement, beaucoup plus grâce aux effets de l'habitude, aux capacités de raisonnement, à l'instruction, à la religion, etc., que grâce à la Sélection Naturelle; et ce bien que l'on puisse attribuer en toute assurance, à ce dernier facteur les instincts sociaux, qui ,ont fourni la base du développement du sens moral." (7)

Se fondant donc sur une lecture attentive de Darwin, P. Tort a redressé la fausse image du savant anglais donnée par une idéologie inégalitaire qui s'est réclamée de ses concepts pour les extrapoler indûment aux sociétés humaines.
Certes, l'hominisation n'a pas échappé à la sélection naturelle classique mais avec la civilisation qui protège les faibles au lieu de les éliminer, on assiste à un renversement car si la nature élimine le moins adapté, la civilisation cherche à le protéger.
P. Tort écrit: "Privilégiés par la sélection, les instincts sociaux ont, combinés avec la rationalité, changé l'histoire évolutive de l'Homme en favorisant des comportements antisélectifs : éducation morale, soins aux malades et aux infirmes, compensation des déficits du corps et des capacités mentales, réparation des handicaps, institutionnalisation du secours et de l'aide, interventions sociales en faveur des plus déshérités. On a désigné ce mouvement de retournement progressif sous les termes d'effet réversif de l'évolution (Tort, 1983) : par la voie des instincts sociaux, la sélection naturelle sélectionne la civilisation, qui s'oppose à la sélection naturelle. L'avantage obtenu n'est plus alors biologique : il est devenu social. Cet effet de rupture obtenu sans rupture effective est la clé théorique du continuisme matérialiste de Darwin dans la pensée du rapport entre nature et civilisation." (8)
Il faut insister sur cet effet réversif de l'évolution. Pour mieux le faire comprendre il se réfère à l' anneau de Möbius. Dans l'anneau de Möbius obtenu à partir d'un ruban à deux faces dont on réunit les extrémités après une torsion, on passe d'une face( la nature par ex) à l'autre (la culture) d'une façon continue alors que les deux faces étaient initialement absolument opposées et distinctes.
P. Tort a donc montré le passage sans rupture (mais non sans effet de rupture), de la nature à la civilisation, à la culture. Il y a toujours tri des variations avantageuses mais l'avantage sélectionné a changé de champ. La sélection est passée du champ de la nature au champ de la culture ou de la civilisation.
Donc dans l'effet réversif de l'évolution la sélection ne se renverse pas vraiment en son contraire; elle sélectionne des éléments qui s'opposent à son fonctionnement primitif. Ainsi la sélection aussi a varié donnant une forme nouvelle en concurrence avec l'ancienne, condamnée à la régression.

Les travaux de P. Tort ont donc apaisé les querelles classiques sur les rapports nature - culture. Ils ont permis de dépasser le continuisme réducteur de type sociobiologique, d'une part, et le discontinuisme métaphysique, d'autre part, renvoyant à une transcendance.
Il y a continuité biologico-civilisationnelle, mais elle est réversive. Les sciences humaines se trouvent ainsi libérées "de toute vassalité envers la biologie". Avec Darwin, nous sommes devant un matérialisme intégral, non réducteur, étendu jusqu'à la morale. "… "Il n'y a aucune place, écrit P Tort, pour l'irruption d'un principe transcendant, aucun élément qui puisse être investi par une téléologie externe. Il s'agit bien, de part en part, d'une théorie matérialiste de la génération de la morale, qui n'implique aucune prescription transcendante ni aucun finalisme, mais admet en revanche le constat d'une tendance évolutive à l'échelle de l'évolution des animaux supérieurs et de l'Homme, et la capacité humaine d'approuver et de cultiver cette tendance comme bonne." (9)

Les implications religieuses de la théorie darwinienne sont immenses puisqu'elle permet donc de penser l'émergence de la morale en dehors de toute référence à une obligation transcendante. La morale devient un fait d'évolution. La religion en est un aussi et ne renvoie donc pas à une transcendance. Il n'y a que de l'immanence dans la théorie de Darwin qui propose ainsi une conception de l'homme unitaire et moniste. Il ne sépare pas le corps de l'esprit . Il écrit d'ailleurs précisément: "Si considérable qu'elle soit, la différence entre l'esprit de l'homme et celui des animaux les plus élevés n'est certainement qu'une différence de degré et non d'espèce", il est donc clair pour Darwin que l'on passe ainsi de l'animalité à l'humanité sans rupture, sans le "saut ontologique" qu'exige la théologie, selon la formule de Jean Paul II.

L'itinéraire spirituel de Darwin est absolument en accord avec son itinéraire scientifique. Il a d'abord été réceptif à la théologie naturelle au point de vouloir devenir pasteur. Dans son autobiographie, il déclare que l'incrédulité gagna sur lui très lentement, mais fut à la fin, complète. Il n'a jamais voulu s'impliquer dans des polémiques théologiques et a affiché une attitude agnostique, mais, écrit P. Tort, "intérieurement toutefois, il est matérialiste et incroyant". Darwin est absolument anti-finaliste. Il explique dans une correspondance de 1876 "qu'il n'y a pas plus de dessein préconçu, dans la variation des êtres organisés et dans l'action de la sélection naturelle, que dans le direction du vent".

A propos de l'importante question du mal, Darwin a fort justement noté que l'existence de la souffrance constituait un fort argument contre l'existence "d'une cause première intelligente", alors que dans le cadre de sa théorie, le mal ne faisait absolument pas problème, l'homme conservant dans son organisation corporelle "le cachet indélébile de son origine inférieure". Dès 1838, dans ses "Carnets", il notait que "l'esprit de l'homme n'est pas plus parfait que les instincts des animaux, dans nombre de circonstances" et que si le diable était en nous, c'était sous la forme d'un babouin!

 

NOTES:

(1) C. Darwin - l'Autobiographie - Ed Belin - 1985 - p 115
(2) C. Darwin - La Filiation de l'Homme - Ed. Syllepse - 2000 - p 727 à 741
(3) P. Tort - Misère de la sociobiologie - PUF - 1985 - p125
(4) C. Darwin - l'Autobiographie - Ed Belin - 1985 - p 90
(5) C. Darwin - La Filiation de l'Homme - Ed. Syllepse - 2000 - p 223
(6) C. Darwin - Op.cit. - p 226
(7) C. Darwin - Op. Cit. - p 740 (Pour une analyse détaillée de ce texte voir P. Tort - in
"Misère de la sociobiologie" p 157 à 170)
(8) P. Tort - Darwin et la science de l'évolution - Gallimard - 2000 - p 95
(9) P. Tort - La seconde révolution darwinienne - Kimé _ 2002 - p 61

ANNEXES:

Darwin n'est pas raciste:

a) "S'il est vrai que les races actuelles de l'homme diffèrent à bien des égards par exemple la couleur, la chevelure, la forme du crâne, les proportions du corps, etc., on remarque toutefois, quand on examine leur structure complète, qu'ils se ressemblent sur une multitude de points.[…] Les indigènes américains, les Nègres et les Européens diffèrent par l'esprit autant que peuvent le faire trois races nommées au hasard ; et pourtant, lorsque je vivais avec des Fuégiens à bord du Beagle, j'étais constamment frappé par de nombreux petits traits de caractère, montrant combien leur esprit était semblable au nôtre ; j'eus la même expérience avec un nègre de sang non mêlé que j'ai pu connaître de près." (La Filiation de l'homme - Ed Syllepse p 270)

b) "A mesure que l'homme avance en civilisation, et que les petites tribus se réunissent en communautés plus larges, la plus simple raison devrait aviser chaque individu qu'il doit étendre ses instincts sociaux et ses sympathies à tous les membres de la même nation, même s'ils lui sont personnellement inconnus. Une fois ce point atteint, seule une barrière artificielle peut empêcher ses sympathies de s'étendre aux hommes de toutes les nations et de toutes les races. Il est vrai que si ces hommes sont séparés de lui par de grandes différences d'apparence ou d'habitudes, l'expérience malheureusement nous montre combien le temps est long avant que nous les regardions comme nos semblables." (La Filiation de l'homme - Ed Syllepse p 210)

Darwin n'est pas esclavagiste:

a) "L'esclavage , bien que bénéfique à certains égards dans les temps anciens, est un grand crime; pourtant il ne fut point considéré ainsi jusqu'à une date très récente, même par les nations les plus civilisées." (La Filiation de l'homme - Ed Syllepse p 205)

b) "Je ne voudrais pas être des Tories, ne serait-ce que pour leur sécheresse de cœur au sujet de l'esclavage, ce qui doit être un scandale pour les nations chrétiennes." (Lettre à J..S. Henslow du 18 mai 1832.)

c) "Cela me réjouit le cœur d'apprendre comment marchent les événements en Angleterre. Hourra pour les honnêtes whigs ! J'espère qu'ils attaqueront bientôt cette tache monstrueuse de notre liberté tant vantée : l'esclavage colonial. J'ai assez vu de l'esclavage et des dispositions des nègres pour être dégoûté des mensonges, des bêtises qu'on entend à ce sujet en Angleterre." (Lettre à J.M. Herbert, 2 juin 1833.)

d) "Quelques-uns, et je suis du nombre, souhaiteraient même que le Nord engageât une croisade contre l'esclavage, le sacrifice dût-il coûter la vie à des millions d'hommes. En fin de compte, la cause de l'humanité serait une ample compensation pour un million d'horribles morts. Temps extraordinaires que celui où nous vivons ! Grand Dieu ! Comme j'aimerais à voir abolie cette malédiction grande entre toutes : l'esclavage !" (Lettre à Asa Gray du 5 juin 1861.)

Bruno Alexandre

 

 

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